Episode 3 : Baguette magique
Le train a déposé le Petit Gars loin de chez lui. A deux-cents bornes. Sur le quai, trois sièges en fer tournent le dos à un morceau de forêt vert-sauterelle. Dans la gare, une dame à la gabardine mime discrètement un coup de feu en direction d’un distributeur. Elle a introduit ses dernières pièces pour un Bounty, mais le chocolat est resté accroché comme une tétine à la lèvre d’un bébé. Le Petit Gars s'est senti le devoir d'y aller. Il a mis un, puis deux coups d'épaule dans la machine. Avec prudence, pour ne pas aggraver la situation : son vieux Chino est troué au niveau de l'entre-jambes. Le Bounty n'a même pas tressailli. Le Petit Gars s'est senti con et faible. Il a balbutié une excuse de mâle humilié :
« C’est pas un distributeur ça, c’est une Papamobile. »
Dehors, c’est comme si le ciel venait de regarder une comédie romantique. Il pleut des cordes costaudes, qui fouettent les toits, les capots de voiture et les trottoirs. La navette qui ramène au centre-ville n’est pas passée, bloquée dans le déluge. La gare est vide, son guichet fermé. Ces ambiances de néant n’ont jamais embêté le Petit Gars. Bien au contraire : il chérit ces moments dans lesquels ne rien faire est la meilleure solution. Plus le monde autour de lui tourne lentement, plus il se sent vivant. Sur une île déserte, il aurait été un naufragé facile à vivre.
Estelle, la dame à la gabardine, est encore plus loin de chez elle. À six-cents bornes. Elle a un œil plus vert que l’autre et la cinquantaine en fin de route. Elle est là pour son fils, prisonnier d’un pieu dans les Hauts-de-France. Son garçon est comptable, comme elle. Un jour de fiesta chez un collègue, il a accidentellement chuté d’un balcon. Sans avoir picolé.
Il déteste l’alcool. Mais il aime le chocolat. Le Bounty, c’était pour lui. Quand il a su, le Petit Gars s’est remis à cogner contre la machine sans réfléchir à son Chino. Coup d’épaule, front kick, jurons. Poc ! Le Bounty a fini par lâcher prise. En guise de récompense, le Petit Gars a reçu sur sa joue un baiser chaud et sucré. Un authentique baiser de Maman qui sait aimer - il en aurait volontiers repris un autre. Son garçon s’en est sorti avec deux jambes, un bras et une épaule cassés. Mais ça aurait pu être pire.
Son père est mort en glissant sur une tache d’huile dans son restaurant. Mais c’était un vrai sale con.
Elle a explosé de rire en même temps que la pluie s’arrêtait. Elle a posé une question, une seule, en même temps qu’elle boutonnait sa gabardine pour s’en aller. Et vous, qu’est-ce qui vous amène ici ?
La cuillère de Borni.
Pas celle tordue et noircie, abandonnée dans cette enveloppe en kraft et cette valise de malheur. Non, l’autre, la grandiose, que le Tunisois transportait dans sa poche. Celle qu’il déposait à la nuit tombée entre la corbeille de fruits et son chapelet. Elle n’y était plus. À sa place, le Petit Gars a trouvé un ramequin rempli de mégots et d’épluchures de kiwis.
Juste après avoir refermé la valise, le Petit Gars a voulu rassembler les objets de Borni qu’il souhaitait conserver. Le sommeil le boudait et le moment s’y prêtait : le 1er janvier est une journée brouillonne et silencieuse, raccord avec les tâches mélancoliques. De fait, la cuillère de Branislav figurait en tête de sa liste. Le Tunisois y reniflait le parfum de son frère slave et ses vieux souvenirs d’ouvrier. Elle était sa complice de gueuletons, mais aussi de rencards décisifs. Comme cette fois où, un mois avant sa retraite, le Tunisois avait ressenti une fatigue inquiétante et des douleurs un peu partout dans sa carcasse. Un copain de chantier s’était plaint de symptômes identiques. C’était un cancer en phase avancée dont il n’était jamais revenu. En apportant ses analyses de sang au docteur, Borni était terrifié et quasi-résigné. Il avait enfilé son costume gris souris, ses lunettes rondes et ses chaussures de villes cirées. Dans sa poche, il serrait très fort la cuillère de Branislav. Ce n’est qu’une grosse anémie, Monsieur.
Porté par l’euphorie, le Tunisois, sans même s’en rendre compte, a dégainé le couvert dans le cabinet, avant de l’agiter sous le nez du toubib. Comme une baguette magique.
De mémoire de Petit Gars, la cuillère de Branislav n’a jamais autant œuvré que pendant le confinement. A l’époque, Borni et son fils tournaient sur trois repas : les pâtes piquantes (avec le piment sur le sommet, comme une moustache), les en-cas (thon-harissa-vache qui rit-huile d’olive) et surtout, les "Gatalane" (avec un supplément systématique d’olives dénoyautées). Le Tunisois ne pouvait envisager l’existence sans pain. Un radicalisé de la mie. Un intégriste du quignon. Les matins de quarantaine, l’ancien maçon descendait masqué à la boulangerie se ravitailler. Il était le premier client. Ce printemps-là, les rôles étaient bien définis entre le père et le fils. Borni se chargeait de la bectance et le Petit Gars, de la vaisselle. Sauf de sa cuillère fétiche. Borni s’en chargeait en personne. Dans l’évier, il lui donnait son bain en glissant, dans un chuchotement, une bénédiction à l’adresse de son copain disparu. À mesure que le huis clos se prolongeait, le Vieux roupillait de plus en plus tôt. Régulièrement, des cauchemars l’empêchaient néanmoins de se rendormir. Alors, il sortait à 3h ou 4h du matin faire une balade aux Séquoias.
La veille du déconfinement, Harissa Potter était tout chiffonné. Il avait passé la soirée sur le canapé, à enchaîner les Malbiches et des vidéos de magie.. Le teint pâle, il avait demandé à son Petit Gars de lui lire la fiche Wikipédia de David Copperfield - pour être sûr d’un truc.
Il était fan inconditionnel du prestidigitateur américain, qu’il appelait Mon David
, comme s’ils avaient mangé des fricassés à Tunis. Ce jour-là, Harissa Potter aurait pu être immortalisé en peinture. Il avait sa cuillère posée sur les genoux, comme un chaton. Et un burnous beige sur le dos, qu’un copain Djerbien lui avait confectionné à la main. Ça faisait cape. Ça faisait magicien. Ça faisait superhéros. D’une oreille, il écoutait des politiques sans imagination fantasmer sur l’après-pandémie. Et avant de filer au lit, il a tendu son couvert fétiche à son fils pour qu’il le range. C’était la première fois qui lui confiait cette mission. Le Petit Gars en a tremblé d’honneur. Même s’il connaissait le chemin par cœur, Borni le lui a rappelé.
Dans la cuisine, entre la corbeille de fruits et le chapelet.
Le Petit Gars a passé le 1er janvier à fouiller l’appartement dans ses moindres recoins. Calmement, il a palpé toutes les vestes de Borni, après avoir exploré la cuisine de fond en comble. Seulement, il n’y avait rien. La suite ressemble à une perquisition. Sans plan ni logique, le Petit Gars, sur les nerfs, a tout retourné. En une heure chrono, il avait transformé un T3 bien tenu en squat de junkie. Des draps étaient par terre, à côté d’une couscoussière et d’une béquille. À la nuit tombée, le Petit Gars était à bout de force, de souffle et d’idées. Il a appelé ses deux meilleurs potes en renfort. Dans un texto, une confession lui a échappé :
Ma parole, cette cuillère fait partie de la famille, je dois la retrouver.
Jusqu’à l’aube, le trio a écumé toutes les pièces en vain, même la cave. Hormis une liasse de 300 dinars dans une chaussette de costume (planquée dans l’armoire) et un début de lettre raturé ( « Mr Le Maire, je dois vous dire que... »), toujours rien. Il y a quinze jours, elle était pourtant à sa place. Que s’est-il passé ? Cartésien pur et dur, le Petit Gars s’est mis à jacter comme un marabout :
« La valise m’a donné une cuillère, et m’en a repris une autre. Elle est vraiment maudite ».
En échec, le trio est resté papoter en bas, dans le hall. Ils se sont remémoré leurs années lycée, quand ils s’éclipsaient au Leclerc par amour du Thon Catalane. Aussi, ils se sont regardés en lisant la feuille annonçant la destruction des tours A, B et D. Tous quadragénaires, ils ont tiré une conclusion de minots : le monde se porterait mieux si rien ne disparaissait. Ni les femmes, ni les hommes. Ni les HLM. Le matin venu, le Petit Gars n’est pas remonté chez lui. Pas changé, pas douché, il s’est calé au café des Séquoias, où Borni avait ses habitudes et sa bande - une demi-douzaine de vétérans des chantiers. À part eux, qui pourrait l’aider à retrouver la cuillère ? Depuis leur retraite, ils se donnaient rendez-vous dès l’ouverture pour enquiller le premier kawa de la journée. Avec eux, le Petit Gars y est allé franco. Je cherche la cuillère de mon père... vous savez où elle peut être ?
Dans un monde normal, cette phrase est un aller-simple vers l’asile. Aux Séquoias, elle a ému les habitués du bar PMU, à commencer par son taulier.
Quoi ? La cuillère à Borni ? Mais non ? Elle a disparu ?
Modibo, l’un de ses amis les plus proches, a grimacé. Le Dakarois aux lèvres coloriées par le vitiligo avait décelé un changement chez le Tunisois. Les jours précédant sa mort, il s’agaçait pour pas grand chose. Plus étrange encore, il reparlait de Séverine, qui jusque-là, n’existait plus. C’était comme s’ils avaient renoué le contact, vingt ans après. Du moins, il l’a compris comme ça. Borni ne t’avait rien dit sur ta mère ?
Absolument pas. Pire encore, le Petit Gars n’avait absolument rien remarqué. Ça l’a instantanément bouleversé. Et c’est allé très vite dans sa tête. Il a chopé son téléphone et appelé Séverine. Le Dakarois s’est écarté en pas chassés et en faisant signe au Petit Gars de se calmer. Il le voyait bouillir, mâchoire serrée et mirettes rouge feu.
Allo ? Allo…
Modibo avait la bonne intuition : Séverine a bien vu Borni. Il s’est rendu dans le Nord la voir en catimini, cinq jours avant son décès. Le Tunisois avait insisté pour passer, ce qu’il n’avait jamais fait jusque-là. Ils ont petit-déjeuner, déjeuner et goûter ensemble. « Oui, il m’a parlé de sa cuillère ». Séverine ne voulait pas s’épancher plus au téléphone. S’il désirait la suite, il n’avait qu’à mettre de côté sa haine et venir chez elle. Ce à quoi le Petit Gars s’était toujours refusé. Elle habite à deux-cents bornes des Séquoias. Tout près d’une forêt vert-sauterelle.