Batman

Episode 4 : Batman

Le Petit Gars a demandé à Séverine s’il pouvait faire un p’tit tour de son appartement. Tout seul, sans elle. En entrant, ses yeux ont capté quelque chose. Mais quoi ? Depuis le décès de Borni, sa mémoire se fige. Il ne dort plus. Son crâne est transpercé par des grésillements de talkie-walkie.

Un copain lui a avancé son billet de train pour le Nord : impossible pour le Petit Gars de se rappeler son code de carte bleue. Il avait les chiffres, mais pas la bonne combinaison. Il en a hurlé d’usure et baratiné à son pote, interloqué par la destination.

  • Mais qu’est-ce que tu vas foutre là-bas amigo ?
  • J’ai rencontré une fille…

Dans la tirelire-panda de Borni, il a pioché 80 euros pour suppléer la Visa. Il ne savait pas où mettre les centaines de pièces. Alors, il les a fourrées dans une trousse de toilette, qu’il a glissée dans son sac à dos pour cet étrange voyage. Vingt ans après, il va revoir sa mère… à cause d’une cuillère. Il manquera de rater son train. Les Séquoias étaient bouclés. Des flics ont débarqué avec flashball, voitures et canassons. Ils ont bloqué et contrôlé tous ceux qui sortaient des tours. Un quotidien national a consacré un article aux Séquoias, quartier HLM ronronnant - et cité-dortoir au sens propre. Un arbre, sur lequel était vissée une caméra de surveillance, a été abattu à la tronçonneuse. Coup de chaud à la préfecture et à la mairie. Le commissaire en personne rôde dans le secteur et fait passer le message.

Quoiqu’il en coûte, il retrouvera le bûcheron.

Le salon de Séverine est immense, blanc, mais surtout, bordélique. Trop de meubles inutiles et bancals, montés à l’arrache. Trop d’encens aussi, qui se bagarre en vain contre l’odeur de renfermé. Autrefois, sa mère était maniaque à une échelle cosmique. Parmi les corvées assignées au Petit Gars, il y avait les touches de la télécommande à astiquer et la corbeille de fruits à désinfecter. Elle craignait les insectes et toute une tripotée de bactéries dont elle connaissait les caractéristiques par cœur. Mais c’était autrefois, il y a vingt ans.

Sur la table, deux parts de gâteau aux noix ont d’emblée fait du gringue au Petit Gars. Son estomac n’avait rien enquillé depuis deux jours - y tournaient seulement des cafés plus serrés que les lacets d’un prof d’EPS. Il a refusé d’y toucher, restant fidèle à son serment de départ. En venant là, il s’est promis de ne rien accepter de sa mère. Parce qu’il la déteste. Quand elle l’a récupéré à la gare, il a évité la bise. Il lui a serré la main, sans mettre les doigts et en retirant la paume comme s’il craignait une morsure. Dans la voiture, il a simulé un appel avec ses écouteurs, le visage tourné vers le rétro. Elle n’est pas stupide. Elle a compris. Elle a souri.

Malgré la gêne, sa mère osera une offre sitôt coupé le contact de la Xsara. S’il veut, et après leur discussion, il peut rester chez elle pour la nuit. Ce soir, elle travaille, et ne rentrera pas avant 4 heures du matin. Son mari est en Espagne, avec ses amis. Le Petit Gars serait solo, dans la chambre du fond, qui se ferme à clé. Ça lui permettrait de recoudre son pantalon troué et d’atténuer ses cernes gris, qui lui dessinent deux souriceaux sous les yeux. Il a décliné en secouant sa tête ovale.

À 19, zéro, zéro, je dois être dans le train.

Il y a quelques jours, Borni était là aussi. Vivant et bavard. Le Tunisois a débarqué dans les Hauts-de-France vêtus de sa chapka marron et sa doudoune noire et laide, qui de loin, lui fait une dégaine de fourmi géante. Le Vieux n’a eu aucun mal à localiser Séverine, avec qui le contact était rompu depuis le divorce. Elle est propriétaire d’un bar, dans un village blotti contre la frontière belge. Ses coordonnées sont sur Google - que Borni prononce « Golog » pour une raison inconnue. Il lui a rapporté deux objets qu’elle avait oubliés il y a vingt ans. Une voiture téléguidée et des écouteurs à moitié déchiquetés en mousse jaunâtre.

Séverine n’a pas reconnu Borni. Physiquement, il n’avait pas tant changé que ça hormis ce gris-verglas qui avait annexé tous ses poils. C’est plutôt le reste qui l’a choquée. Il avait l’air d’un savant fou… ses mains dansaient… il postillonnait… Dans le Nord, le Vieux s’est pointé avec des questions étranges sur le passé, couchées sur une feuille à petits carreaux. Borni écrivait tout en majuscules, au stylo rouge. Et lorsqu’il avait un doute sur l’orthographe d’un mot, il le grattait en arabe. Séverine a gardé le bout de papier, plié en deux.

En quelle année on s’est débarrassé de la télévision Grundig ? À quel étage vivaient les Martelle dans la Tour D ? Combien avait coûté leur premier four ? Où avons-nous acheté la veilleuse de la chambre ? A qui tu avais prêté 500 francs l’année de la grande tempête ?

Qui diable se pose ce genre de questions ? La caboche de Harissa Potter était en vrac. À son ex-amour, il a raconté, entre un milliard de digressions, que c’était la faute des cauchemars. Un mois qu’il essayait de les chasser. Tisanes, bains, prières, lecture, balades, films, spectacles de David Copperfield… Aucun remède n’a fonctionné. Un mois qu’il masquait sa mauvaise passe à son Petit Gars et qu’il avait l’impression que ces cauchemars-là grignotaient ses souvenirs. Alors, il s’est mis en tête de leur courir derrière, même si ça devait le conduire chez Séverine. Borni était un conteur, qui passait ses journées à reconstituer le passé avec ses copains. Sans sa mémoire, il était amputé. Récemment, les mauvais rêves ont pris une tournure plus inquiétante. Branislav lui apparaissait désormais presque toutes les nuits.

Il réclamait sa cuillère… je te jure…

Le Tunisois est allé la rendre à la fille de Branislav. C’est du moins ce qu’il a laissé entendre à Séverine en enfilant sa chapka. Avec le recul, elle pense que Harissa Potter avait déjà un pied dans l’au-delà.

La Toulousaine a encore les cheveux très longs et son nez-nain, minuscule comme un coquillage. Ses rides n’ont pas raturé son visage et ses yeux marron virent encore au jaune quand elle les ouvre grands. C’est le Tunisois qui l’a décrite le mieux, les fois où il rentrait en mode Sinatra à la maison : la Toulousaine, qui avait seize ans de moins que lui, a été fabriquée au paradis. Le Petit Gars est le portrait craché de Borni, Maghrébin à la peau beige et aux sourcils unifiés, reliés par un léger pont de poils. Sauf quand il rit. Là, Séverine apparaît sur le visage du Petit Gars. Comme elle, il a des fossettes. Et comme elle, ses dents du bonheur, un peu longues, caressent sa lèvre inférieure dans les poilades prolongées. Le Petit Gars sait tout ça. Depuis vingt ans, il ne se marre plus, ou presque, pour interdire l’accès de ses traits à sa mère. À la fac, il s’est même mis un appareil dentaire, pour resserrer ses chicots. Au bureau, il sert toujours le même bobard à ses collègues banquiers. Ma mère est morte. Mettons un demi-bobard : il n’avait jamais envisagé de la revoir, ni de perdre Harissa Potter.

La Toulousaine et le Tunisois se sont rencontrés au début des années 80, à Paris. Borni avait sa réputation dans le nord de la capitale. Un bricolo réglo, touche à tout et pas cher. Un week-end, il a débarqué dans le studio de Séverine, employée dans un hôtel miteux. Sa penderie, avec toutes ses affaires, s’était effondrée. Mais pas que : son installation électrique déconnait plein pot. Pour elle, qui semblait fauchée, Harissa Potter a divisé son super tarif par deux. Puis, ils ont commencé à se fréquenter. À aller au cinéma, boire des cappuccinos, marcher sous la tour Eiffel. Et ils se sont mariés parce que tous leurs copains passaient devant le maire.

Séverine ne s’est jamais vraiment plu aux Séquoias, où quelques voisins ont fini par croire qu’elle était dingo. Après son licenciement d’un cabinet de comptable, en décembre 1994, elle s’est mise à grimper sur le toit de la tour. Toujours à l’aube, et toujours les week-ends. Le Tunisois avait la clé de la grande trappe - il avait installé toutes les paraboles du quartier. Pendant des mois, Séverine s’asseyait dans un coin avec son calepin et dessinait en hauteur. Des voitures, des abribus, des oiseaux, des arbres, des ivrognes, des ouvriers, des joggeuses. Le toit fut condamné l’été d’après son départ. Les grands de la cité étaient allés trop loin en y installant une piscine gonflable.

Séverine a quitté pour de bon la banlieue parisienne alors que le Tunisois filait au marché. Ce samedi-là, le Petit Gars, lui, entamait à peine son petit-déj. Il n’a pas moufté en écoutant sa mère tout envoyer balader. Walou, pas un mot. Pas une larme, ni même une onomatopée, comme si c’était une fiction du Club Dorothée. Sa mère n’a pas proposé à son Petit Gars de partir avec elle. Il aurait évidemment décliné, Harissa Potter étant son héros suprême. Mais pour le principe et son égo, il aurait voulu qu’elle lui pose la question. C’est pour ça qu’il la déteste.

Son épouse envolée, Harissa Potter a posé sa tête sur le frigo de longues minutes. Peut-être même une heure. Il a balbutié de longues tournures en arabe, mêlant poésie et malédictions. Ensuite, il a reniflé très fort. Et il a tapé dans l’épaule de son Petit Gars. À deux, on peut s’amuser aussi. Ce soir-là, Borni est rentré les mains chargées de cassettes vidéos. Des films de Jean-Paul Belmondo, Lino Ventura et Bourvil. Ils ont dîné à la fenêtre, leur assiette sur le rebord, comme deux hiboux. Des casse-croûtes au thon, mais pas à la Catalane. Le Tunisois s’était gouré en allant faire les courses. Il avait pris du thon à la provençale.

Le Petit Gars n’a jamais pris son train de 19 heures…

Avant d’aller turbiner, Séverine a demandé à son fils si elle pouvait évoquer le passé. Tous les deux étaient dans le couloir, leurs chaussures entre les doigts. Le Petit Gars a acquiescé, en balançant son menton en avant. De toute façon, il ne pouvait rien dire : cette requête l’a paralysé, bien qu’il s’en doutait - leur route ne pouvait se séparer comme ça. En deux minutes, elle a déroulé sa version de sa fuite. C’était tout simple : elle avait cessé d’aimer Borni, qui depuis des années, esquivait toutes les discussions sur leur couple et portait plus d’attention à une cuillère qu’à sa femme. À la fin, il ne me souhaitait même plus bonne nuit. Il s’endormait comme si nous étions deux copains dans une auberge de jeunesse. Il était au courant qu’un ancien amoureux tournait autour d’elle. Mais il ne s’est pas rebellé. Aucune poussée de jalousie, ne serait-ce que pour la forme. La Toulousaine est persuadée que le Tunisois l’avait remplacée par les Séquoias. Il était raide dingue de sa routine dans la cité. De son café, de ses potes, des potins.

Séverine est sortie sans attendre le Petit Gars. Comme si elle savait que son fils n’aurait pas la force de la suivre. Les pieds sur le paillasson, elle a lâché une dernière précision avant de disparaître.

Je t’aurais bien ramené, mais tu n’aurais jamais quitté Borni… et je n’aurais pas supporté de t’entendre me dire « non ». On aurait dit deux frères. Tu pousseras la porte en partant, hein ?

Machinalement, le Petit Gars est parti se rasseoir sur le canapé. Aussitôt, son cerveau s’est rallumé. Tout est revenu d’un coup. Le code de sa carte bleue ; le petit détail qu’il a repéré en entrant chez Séverine (un autocollant Batman sur le frigo, le même qu’aux Séquoias) ; l’heure et la date du rancard avec le notaire pour régler des détails de la succession. Après ça, la fatigue s’est mise à réclamer son dû. La facture pour les nuits blanches. Il a juste eu le temps de lire les messages en provenance des Séquoias - Le bûcheron a été arrêté. Et de transgresser son serment : il a dévoré le gâteau aux noix. Après, il ne se rappelle plus de rien.

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