Episode 2 : Britney
La valise marron, fermée par un cadenas, n' a jamais bougé de la cave en quarante ans. Elle avait une place attitrée : au fond à droite, calée contre un carton rempli de vêtements périmés. L'usure a déchiqueté ses poignées en cuir et de la fine poussière s’est chargée de garnir ses poches extérieures comme du poivre. Le Petit Gars a grandi avec cet objet-tabou, unique jardin secret de son père. De sa vie, celui-ci n'a émis qu'un seul commandement à la maison : ne pas toucher à cette valise, dont la clé, suspendue à une ficelle blanche, restait planquée dans son portefeuille. Deux ou trois fois par an, il arrivait que le Tunisois s'enferme dans la cave. Un pèlerinage souterrain. Quand il remontait du sous-sol, son haleine empestait le tabac, comme s'il avait dévoré un cendrier. Son regard était souvent transparent - probablement que ses larmes avaient tourné en rond dans ses mirettes sans trouver la sortie. Au collège, le Petit Gars a fantasmé des milliers de fois le contenu de cette valise. Cachait-t-elle des bijoux ? Ou bien des liasses ? Des photos compromettantes, peut-être ? Ça le démangeait. Borni le suppliait de ne pas insister, en lui opposant le même argument : plus tard, il aura des secrets, dans lesquels il refuserait que son père fourre son nez.
Au lycée, un événement a tout chamboulé. Un samedi, Séverine, la femme du Tunisois, a quitté la maison, pour rejoindre son amour de jeunesse. Elle ne voulait pas le tromper. Alors, elle a tout déballé de but en blanc : elle rêvait de recommencer sa vie du sol au plafond. De rembobiner. Après ça, Borni a commencé à dormir sur le canapé du salon et parler dans son sommeil. Par épisodes, la valise revenait dans ses monologues. Une nuit de conversation solitaire, il a évoqué un projet louche : la cramer au milieu des Séquoias et danser autour du feu. Le Petit gars, qui s’était levé pour un pissou, avait tout entendu. Dès le lendemain, son instinct l’a mis en garde : percer le mystère de cette valise, qui semblait maudite, pourrait abîmer sa relation fusionnelle avec Borni. Pourquoi prendre ce risque ? Après tout, le Tunisois était un papa cool, qui avait triplé les rations d’amour depuis le départ de sa mère. A la fin de la Seconde, le Petit Gars s’est donc juré de ne plus descendre à la cave - au cas où ça lui donnerait des idées. Jusqu'à la mort de son Vieux, il s'est tenu à sa promesse.
Borni s'est éteint la veille de Noël. Le 24 décembre 2022. En solo, sur son canapé beige aux coussins verts-kaki. Sa main gauche frôlait sa bedaine ovale et son téléphone était connecté à Youtube, sur une chaîne de magie. Il adorait les lapins qui sortent du chapeau, les oiseaux qui s’envolent d’une poche et les billets qui, soudainement, s’effacent. Dans le quartier, il était le seul bonhomme à tignasse blanchie qui connaissait par cœur l'œuvre de JK Rowling. Il faisait du prosélytisme auprès de ses copains pour les initier à Harry Potter. Au café, combien de fois a-t-il prêché avec une fougue enfantine ? Harry Potter, par Dieu, c'est le même niveau que Steve McQueen et Jean-Paul Belmondo !
Sa passion lui a valu un surnom : Harissa Potter.
L’appartement de Borni ne sentait plus rien, comme si la mort, après l’avoir chipé, avait eu l'obligeance de tout nettoyer. Ses cheveux, très fins, étaient coiffés en brosse et ses claquettes retournées. Comme tous les vendredis, le Petit Gars, qui vit dans la ville d'à-côté, était venu boire un kawa avec son père. Il a poussé la porte et compris en trois secondes. Le long corps du Vieux était allongé sur le canapé, encore vêtu de son pyjama - un t-shirt AC DC, des chaussettes blanches et un bas de survêtement du Borussia Dortmund. Le Tunisois s'est assoupi pour toujours à 80 ans. Un tube de harissa était à portée de sa main droite, sur la table basse, entre un paquet de pain de mie, un sopalin et un verre d'huile d'olive. Les miettes éparpillées formaient un parallélogramme. Il est mort après avoir enquillé un casse-croûte, sa bectance favorite, ce qui équivaut au rocker qui rend l’âme sur scène avec sa gratte. Harissa Potter n’était ni malade, ni fatigué. La veille, il avait déposé l'un de ses costumes au pressing. Borni était invité à un mariage. Il avait enquillé le trajet à pied - au moins 7 kilomètres. L'avant-veille, le coiffeur lui avait taillé sa fine barbe grise et ses poils de nez en érection permanente. Les Rodrigo, ses voisins du bas, l’avaient convié pour un dîner de Noël. Il voulait bien présenter, même s’ils se connaissaient depuis quarante ans.
Le Petit Gars s'est assis par terre pour pleurer et enchaîner les coups de fil. Aux pompiers, à sa mère honnie, aux proches du quartier. Et c’est là qu'il a aperçu la valise marron. Dans le salon ! Borni l'a remontée et rangée derrière le meuble de la télé. N’en croyant pas ses yeux, il s’est approchée d’elle pour la toucher. C’est bien elle, il la reconnaît, vingt après. Qu'est-ce qu'elle fout là ? Putain, il ne manquait plus qu’elle.
De rage, il s’est mis debout, l’a prise par ses deux extrémités et l’a balancée contre le mur de toutes ses forces. Le Petit gars s’est ensuite retourné vers son père, comme si le bruit aurait pu, par miracle, le réveiller. Dehors, des gamins criaient et sifflaient. Un sanglier s’était approché de la Tour B.
Pendant une semaine, le Petit Gars a pensé à la valise marron. Même à l’enterrement, elle l’a perturbée, plus encore que l’absence de Séverine. Il n'osait pas l’ouvrir, malgré ses allers-retours incessants dans l’appartement pour trouver un document, ranger le T3 et pleurer tranquillement. Le soir du Réveillon, il s’est néanmoins décidé à en finir. La valise était dans le salon. N’était-ce pas là un signe ? Le moment était venu d’élucider le mystère de Borni, banlieusard extraordinairement routinier et prévisible. Harissa Potter a passé les trois-quarts de son existence entre son appartement de la Tour C, les chantiers et le PMU au pied de la cité. Il a chéri ce triangle autant que Séverine, dont l'accent Toulousain avait gagné son tête à tête contre la banlieue parisienne - il était resté intact. Le Tunisois n’a jamais voulu refaire sa vie. Et n’a jamais tenté de convaincre Séverine de revenir. Récemment, il avait d’ailleurs expliqué pourquoi à son fils : Je ne l’ai jamais vu aussi heureuse que le jour où elle m’a quitté.
Guibolles ramollies, le Petit Gars s'est dirigé dans la chambre de son père. Un bordel ! Des papiers jonchaient le sol. Des courriers, des dossiers, des feuilles volantes sur lesquels il notait des trucs, en français ou en arabe - ça allait d’une course à faire à un proverbe entendu à la télévision. Son lit était impeccablement fait et son immense armoire, pleine à craquer. Il y fourrait ses vêtements, mais aussi des livres, des vieux objets (un magnétoscope ou encore des écouteurs en mousse) et même des paquets de biscuits. Il avait un penchant pour les gaufrettes, les madeleines au chocolat et les Pims. Son portefeuille était sur sa minuscule table de nuit. La ficelle blanche, qui retenait la clé de la valise, sortait de l'une des poches comme la queue d'une souris. Le Petit Gars l'a tirée. Un frisson l'a parcouru. Ses joues ont chauffé. La trouille malaxait tout son corps.
Sur le grand fauteuil du salon, des jumelles étaient allongées sur un prospectus de Lidl. Ces derniers mois, le Vieux se mettait à la fenêtre de la cuisine, qui donnait sur la forêt. Des sangliers sortaient de plus en plus souvent avec leurs petits. Du 4e étage, le Tunisois les guettait et les regardait s'approcher des tours. Quand il en surprenait un, il appelle son fils dans la minute. Ba, ba, ba, ba…c’est pas un sanglier, ça, c’est un ours, je te jure.
Et si son fils ne répondait pas, il lui laissait un message vocal plus concis. Juste le ba, ba, ba
, en guise de teaser.
Tous les matins, Borni embrassait sa Coupe du monde, le petit nom de son portrait fétiche qui trône au-dessus de la télévision. Un vrai bisou, sur le cadre doré. La photo l’immortalise, lui et son Petit Gars, en plein dans leur rituel favori : le Thon-Catalane. Plus précisément, celui du 5 octobre 2002. Ce soir-là, le Tunisois devait inviter son fils au resto pour son entrée à la fac. Mais son portefeuille était resté dans la voiture d'un copain. Sans regret, le binôme s’est rabattu sur deux baguettes et la Mer Rouge. Et ils se sont posés devant un vieux Western, où les héros prennent leurs bains en grenouillère rose-mentos. Au milieu du festin, la voisine a toqué à la porte pour emprunter du sel et une multi-prises. Sans réfléchir, Borni lui a collé un appareil jetable entre les pattes. S’il vous plaît Madame, c’est un grand jour.
Les dents rougies et attaquées par le thon, ils ont souri comme deux bandits qui venaient de dépouiller la banque d’El Paso.
Le Tunisois était tellement fier qu’il gardé la boîte de thon du 5 octobre. Une fois rincée et astiquée, il a déposé la conserve au-dessus du meuble à chaussures, dans le couloir. A l'intérieur, il avait glissé une pièce d'un dinar - qu'il tenait de sa grande sœur - et l'un des ses chapelets préférés, qu'il caressait les nuits où la foi le rattrapait. C’était le bon temps… Borni n'était pas enterré au cimetière municipal, à côté de Mr Arezki, l’ancien boucher. Et le Petit Gars n'était pas paralysé devant cette valise, en confettis. Ses larmes trouvaient toujours la sortie, contrairement à celles de Harissa Potter.
Clac !
En s’ouvrant, le cadenas, bouffé par la rouille, a lâché un bruit de pet furtif. Ça y est, le tabou est forcé. Le cœur du Petit Gars s'est serré, mais moins fort que sa vessie. Les voisins du haut commençaient à peine leur karaoké. Des lourdes voix d'hommes bourrés reprennaient les Baby, baby...
de Britney Spears. Qui aurait pu imaginer ça ? Le Petit Gars, devant la valise interdite, le jour de l’An, accompagné par un tube Vintage comme au bowling.
Devant le jardin secret de Borni, ses yeux se sont plissés…
Au-dessus de trois vestes à carreaux d’un autre âge se baladaient trois enveloppes en kraft, de taille moyenne. Le Petit Gars les a éventrés illico. Krr, krrr, krrr
. Des photos ! Pour les compter, il les a éparpillés par terre comme des pièces de puzzle. Il y en avait 28 au total, dont 20 prises en Tunisie. Aucun visage sur celles du bled. Juste des maisons, des boutiques et des gens de dos ou de profil, dans des rues aux murs blancs et aux portes bleues. Aucune émotion particulière ne s’en dégage au premier regard. Aucune inscription au dos n’est inscrite, si ce n’est Tunis
en majuscules, où il n’a pas mis les pieds depuis le décès de sa grande sœur en 1981. Elle était sa seule famille au pays. Harissa Potter était orphelin. Quand elle est morte, c’est comme si la Tunisie toute entière avait été engloutie.
Les 8 autres racontent un peu de son amitié avec Branislav. Ils étaient potes aussi puissamment qu’on aime en amour. On les voit hilares devant la Tour Eiffel ; sérieux dans un café à Bastille ; sapés comme des Milords devant une Citroën aux sièges en cuir. Ils étaient si classes, avec leurs jeans serrés, leurs bottines et leurs chemises cintrées. Le grand Tunisois aux petits yeux marrons avait déjà sa bedaine et ce tic de pencher sa tête vers la gauche. Branislav, lui, ne quittait pas son béret. Sa gueule ronde de bambin était vissée sur un corps de Marvel. Le haut était très fin et le bas très épais. Ce Serbe monté à l’envers avait aussi perdu ses parents très tôt. Au fil du temps, ils étaient devenus frères.
- Pfiouuu !
Le Petit Gars s’attendait à un secret maléfique, de l’acabit d’une poupée hantée, d’une lettre incroyable ou d’un gri-gri terrifiant. Pourquoi son père avait fait autant de mystères pour ça ? Qu’est-ce que cette nostalgie a de si spécial, au point de la fermer à double tour ? Une heure et un demi-paquet de Marlboro plus tard, le Petit Gars a construit une réponse qui lui convenait.
Toutes les nostalgies ne se partagent pas.
D’ailleurs, tout ne se partage pas. Point final.
Il a passé le restant de la nuit à regarder par la fenêtre avec un kawa foiré et un bol de noix. Des voisins qui rentraient de soirée l’ont salué en le voyant perché. A chaque fois, les répliques étaient identiques.
- Bonne année… ça va, tu tiens le coup… avec ton père et tout ça ?
- Tranquille, c’est la vie, bonne année
- Si tu as besoin…
- Oui (pouce levé, comme après une passe décisive en ligue des champions)
Quand le jour s’est pointé, le Petit Gars s’est accroupi à côté de la valise. Un rire nerveux l’a pris. Et s’il la cramait au milieu du quartier et dansait autour ? Mécaniquement, et sans s’arrêter de pouffer, il a remis les photos dans les enveloppes, en mode inspecteur clôturant son enquête. Dans son élan, il a sorti les vestes pour les épousseter et les plier avec plus de soin. Et là, sa tête s’est mise à bourdonner !
Une quatrième enveloppe, deux fois plus grande que les autres, était planquée en dessous, bombée à ses deux extrémités, comme deux tétons qui pointent. Elle avait quelque chose de plus inquiétant que ses trois petites sœurs. Kif-kif, il l’a déchirée à la sauvage et étalé son contenu sur la moquette. Il y avait un Livret A de la Poste corné ; une lettre écrite en arabe pliée en quatre ; un ticket de caisse illisible ; une photo d'identité de Séverine ; une montre plate de marque inconnue ; un emballage de Carambar. Et un petit sachet en tissu, qui contient… une minuscule cuillère.
Encore une cuillère…