Episode 1 : La mer rouge
Octobre 1999
Les lacets blancs sont orangés sur le haut et un condiment s'est calé dans la languette des Adidas. Mme Civié, la prof à lunettes, a fixé deux secondes la salissure quand le Petit Gars déroulait sa version des faits devant la classe. Tête basse, comme si le carrelage lui soufflait ses phrases. Il est arrivé huit minutes à la bourre en cours d'histoire-géo, celui de 13h30, le premier après le déjeuner. En guise d'excuse, il incrimine deux molosses qui rôdaient devant le café du centre-ville :
- On ne pouvait plus sortir… ils étaient devant la porte… sans laisse. C'était des Pit, Madame.
Mme Civié secoue la tête de droite à gauche et demande la fin du boucan au fond de la classe. Elle menace d’une heure de colle l'insolent exhibant la couverture de son agenda : un Saint-Bernard. Elle hésite, ça se sent. Est-ce qu'elle ne ferait pas un exemple avec le Petit Gars ? Une semaine avant, le Proviseur a fait passer le message : la tolérance-zéro est désormais en vigueur depuis qu'un camembert a été étalé sur son pare-brise. Le coupable court toujours, malgré les caméras pointées sur le parking. Le Petit Gars continue de fixer le sol. Ses doigts sentent le poisson mort. Son sac à dos est alourdi par une bouteille d'Orangina à moitié pleine et un tube de gel supra-fort qui recollerait l’Europe et l’Afrique. Subitement, la prof monte très haut dans les aigus :
- Vous sortez !
Elle le pousse avec l'index pour qu'il se dépêche de quitter la salle. De dépit, il lève les mains en l'air, paumes en évidence, devant une carte de Constantinople. C'est bon, il sort. Son ventre est plein - l'impression d'avoir une épée calée dedans. Au vrai, il a la flemme de se défendre et de quémander la miséricorde. Mais pour le principe, il franchit la porte en clamant son innocence :
- C’était des Pit, Madame… Demandez à qui vous voulez…
Dans le couloir, le Petit Gars se cale immédiatement sur un mur, enlève sa chaussure et frotte sa partie orangée avec un mouchoir. Les baskets puent encore le neuf. La veille encore, elles étaient blotties dans leurs boîtes. Et là, il faut déjà les soigner. Il frotte comme on caresse : elles ont coûté une fortune et trois week-ends de négos au marché aux puces. La salissure rougit. Des pensées mystiques transpercent l'esprit du Petit Gars. Aurait-il dû mettre un bavoir sur ses Adidas pour éviter l'accident ? Faut-il se déchausser quand on mange de la sauce ? Est-ce qu'il y avait du Thon Catalane à Constantinople ? Il se rend compte que son jogging gris est tâché en bas, au niveau des chevilles. Son pull gris a été éclaboussé aussi sur le côté. Quelques gouttes à peine - des larmes de sauce. La machine à laver est en panne à la maison. La Mama va crier fort. Mais que s'est-il passé au fait ? Trou noir. Il est certain de n'avoir commis aucune erreur au déjeuner. Ça le perturbe, plus que son exclusion de cours, où il se serait de toute façon endormi, le visage tourné vers la fenêtre.
Dans son bureau, la CPE, passage obligé en cas d'exclusion, s'agite. Pourquoi le Petit Gars accumule les retards ? Est-ce qu'il veut déjà se faire virer trois mois après la rentrée ? Est-ce qu'il emprunte le mauvais chemin ? Sait-il quelque chose sur le camembert ? La frêle dame, aux cheveux blancs bouclés, se la joue 36 quai des Orfèvres. Elle tourne autour du Petit Gars, affalé sur sa chaise, comme si elle enquêtait sur un crime cannibale. La pluie castagne le toit du lycée. Tac, tac, tac. Le bruit de l'averse répond à celui des talons de la CPE. Tic, tic, tic. Au moment où il s'éclaircit la voix pour promettre un repentir, elle pousse un cri. Ahhh ! C'est du sang sur vos chaussures ? C'est quoi cette tâche ? C'est du sang !
Le Petit Gars, surpris et paniqué, se redresse.
- Doucement Madame, c'est que du Thon Catalane ! J'étais à Leclerc tout à l'heure, avec deux potes. C'est que du Thon Catalane...
Le trio de gourmands est originaire des Séquoias, quartier de cinq tours bordé par la départementale. Ils sont répartis dans trois Seconde différentes et traînent peu ou prou les mêmes silhouettes. Fesses plates, chaussettes remontées sur le froc, dégradés creusés à la tondeuse par un coiffeur myope. Souvent, ils envoient au diable la cantine et filent à Leclerc se remplir la panse à leur façon. Le centre commercial est à dix minutes de marche du lycée, derrière une zone pavillonnaire aussi laide que proprette. Quand ils pénètrent dans l'hypermarché, le plan est rôdé. Ils foncent au rayon des conserves en quête de l'or rouge : le Thon-Catalane. Ils se dispersent là où se dressent les baguettes sous plastique. Chacun la sienne. Sur le chemin de la caisse, ils récupèrent une bouteille d'Orangina. Les victuailles payées, ils pressent le pas vers le fond du parking, tout près d'un grillage donnant sur des champs. Dans leurs pognes, ils serrent la conserve comme une grenade.
Avec les deux pouces, ils ouvrent le pain de bas en haut. Ôtent la mie. Les miettes tombent comme des confettis. Les deux extrémités rondes ont été balancées dans la pelouse voisine. En guise d’amuse-gueule, ils gobent la mie ôtée.
Stac !!!
Les boîtes sont dégoupillées. Une odeur d’océan menotté s’échappe. Les doigts s’activent pour rester le plus précis possible. Au moindre tremblement, le kif peut se transformer en carnage - un accident de sauce. Ils versent le poisson et le tassent avec le couvercle. Le thon doit être équitablement réparti pour éviter les espaces vides et donc, les crocs décevants. Des ouvriers passent parfois devant eux et les saluent du menton. Le trio rend la politesse : ils lèvent leurs sandwiches en l'air, comme on brandit sa lance avant la bataille finale. Avant de bazarder la conserve à la poubelle, le Petit Gars y plonge le bout de son sandwich. C'est son paternel qui le lui a enseigné : dans une boîte de thon, rien ne se gâche. Alors, il la nettoie comme un corps avant sa mise en terre. Le trio mange toujours debout, le cul contre une file de caddies ou le dos contre la camionnette blanche du fond du parking, qui ne bouge jamais. La bouffe est toujours rapide, silencieuse et contemplative. Dix minutes et c'est fini. Ils époustent leurs vêtements. S'essuient la commissure des lèvres. Et se rincent la bouche à l'Orangina.
Les huits minutes de retard au cours de Mme Civié ? Le Petit Gars n’a pas menti. En avance, le trio s'est aventuré au PMU d’à-côté pour choper des cigarettes. L'escale au rade s'est transformée en épreuve. La fine équipe s'est retrouvée bloquée un quart d'heure à l'intérieur du PMU. Deux pitbulls surexcités rôdaient devant l'entrée. Impossible de sortir ! Un client, qui devait retourner bosser, fut ceinturé par Stefano, le taulier aux yeux bleus : il avait décroché le harpon perché sur un mur pour chasser les deux canidés. Des jurons ont fusé et une promesse aussi : celui qui avait laissé ces deux cabots en liberté allait prendre une gifle. Ou deux. Ou plein.
Et puis…
Et puis, une trentenaire superbe et classe, genre sirène blonde à hauts talons, est apparue devant le PMU. Les chiens ont foncé vers elle pour les câlins. C'est leur maîtresse, partie faire une emplette à la pharmacie voisine. Comme elle était outrageusement belle, tout le monde s’est calmé net. Nous les premiers. Après tout, qu'est-ce qu'un quart d'heure ? Qu'est-ce qu'un pit-bull ? Et qu'est-ce que l'histoire-géo ? Stefano, jusque-là en mode braconnier, s'est subitement transformé en Michel Drucker. Ton feutré, yeux rieurs, dos droit. Chemise fourrée dans son jean, il a poussé la porte du PMU pour approcher la sirène : Vos chiens ont besoin d'eau ? Ils sont si beaux...
La dame aux Pits l’a ignoré, avant de s’engouffrer dans une R21 si bousillée qu’une casse la refoulerait. Le PMU entier a suivi la scène par la fenêtre. Un retraité s’en est gratté les joues. Ses mirettes transpiraient l’érotisme et plus encore. Mais la pudeur a fini par l’emporter quand il a ouvert la bouche devant le Petit Gars :
- Elle a vraiment de beaux talons.
Le trio s’est grouillé pour arriver en cours à 13h30 pétantes. En vain. Le sprint du début s'est vite transformé en marche-rapide - le thon-catalane avait déjà pris possession de leurs vaisseaux sanguins. Devant la grille du lycée, ils ont convenu de l’ordre du jour une fois de retour aux Séquoias : la Sirène. Ils sont tous les trois célibataires depuis 1984, l'année de leur naissance. Ils ont tous les trois de l'acnée offensive, qui attaque même les sourcils et le cuir chevelu. Leurs hormones ne les travaillent pas : elles les torturent.
Le Petit Gars est le leader du trio et celui qui a mis la bande sur la voie du Thon-Catalane. Lui-même fut initié par Borni, son père. L'ouvrier au torse rectangulaire en est littéralement accro. Il en dézingue les midis au chantier, le samedi soir devant le foot, les nuits d'été à la fenêtre quand la cité HLM s'est vidée. C'est le casse-croûte à bas prix qui remplit le ventre. Là où certains dénoncent une affreuse conserve déversée dans un pain, le vaillant charbonneur y voit un repas équilibré : un bout de poisson et des condiments, qui coupent la faim jusqu'au dîner. Avec son accent tunisois, il dit "El Gatalane", comme s’il parlait d’un joueur argentin. Une nuit, le Tunisois s'est laissé aller à un brin de poésie. Alors qu'il ouvrait la boîte de thon-catalane, il s'est tourné vers son Petit Gars :
- C'est la vraie Mer Rouge, ça.
Cette fois-là, des gouttes de sauce étaient tombées sur le sol brillant de la cuisine. Le bonhomme ne s'est pas baissé pour essuyer. Il a passé ses chaussettes noires sur les mini-flaques. L'incident était récurrent. D'où l'odeur d’océan dans ses pantoufles.
Borni a toujours eu un rituel, entre superstition, nostalgie et tristesse. Il utilise la même cuillère pour fabriquer ses casse-croûtes. Un couvert en fer lambda, qui a tâté des milliers de fois du camembert, de l’omelette et ce satané thon-catalane. Il ne dort jamais avant de l'avoir nettoyée et remise dans son petit sachet en tissu beige, qui appartenait à une montre. Il trimballe la cuillère partout. Elle appartenait à Branislav, son collègue décédé au printemps 1988. Une chute d'échafaudage, après le déjeuner. Le Tunisois l'a gardée en souvenir, comme on récupère le pendentif d'un camarade tombé au front. Le matin, il la glisse dans sa poche en allant au boulot. Le soir, il la dépose sur l'une des étagères de la cuisine, à côté d’un chapelet et de la corbeille de fruits. Branislav était son meilleur ami, son témoin de mariage et son partenaire de cartes. Combien de fois le Tunisois a paniqué devant la porte d’entrée en se palpant. Ce qui a longtemps donné des dialogues d’un autre monde entre son épouse et lui :
- Tu cherches tes clés ?
- Non, la cuillère…