Mick Jaguar

Episode 5 : Mick Jaguar

Octobre 1999

Le Petit Gars dépose son sac à dos avec minutie dans le couloir. Il marche vers la cuisine sur la pointe de ses Stan Smith. Coup d'œil furtif dans le salon. Sa mère fait la sieste, le nez enfoncé dans un coussin et un pied en apesanteur, au-dessus de la moquette beige.

Surtout, ne pas la réveiller...

Séverine est à cran. Ses joues se sont creusées, mais moins que ses cuisses et ses bras. L'oisiveté l’a bouffée. Ses entretiens d’embauche ne donnent rien. Depuis des semaines, elle ne va plus à l’ANPE, où elle traîne une réputation de teigne. Un conseiller s’est moqué de son accent du sud-ouest : elle lui a balancé son thé au visage. Sa vie fait désormais le poirier. La nuit, elle lit, dessine et vide des pots de confiture à coups d’index. Le jour, elle soupire sans raison apparente dans la fumée des Gitanes, jusqu’à ce que ses paupières deviennent trop lourdes. Borni lui a dégoté quelques plans au noir. Pour dépanner, habibti. L’entretien des trains, le ménage chez des riches dames, la plonge dans des restaurants. Séverine décline tout sans se justifier. Le Tunisois n’insiste pas. Il craint le conflit, les reproches, les cris.

Face à l’évier, le Petit Gars frotte les parties de son pull souillées par le Thon-Catalane. Après le nettoyage dans les toilettes du lycée, les tâches font la taille de petites billes. Ce sont ses lacets qui l’inquiètent le plus : la sauce rouge terre-battue s’est incrustée profondément dans le tissu. Très profondément. Dans sa tête, tourne en boucle le film du midi. Comment cet accident de conserve est-il arrivé ? Séverine ne doit rien voir. Tous les matins, elle le prévient, sur un ton martial. Surtout, prends soin de tes habits, pense à la lessive. Au début de l’été, la machine à laver est tombée en panne. Un bourbier, dans lequel les meilleurs bricolos du département ont perdu pied. Il faut en racheter une, mais les ronds manquent. Les salaires du Tunisois tardent. Il est contraint de turbiner au black. Les chantiers lucratifs se raréfient. Son patron, réglo, mais racketté par des bandits, paie ses maçons quand il peut. 500 balles par-ci, 50 par-là.

Au grand dam de sa femme, Harissa Potter n’active pas la solution de secours : récupérer le blé prêté à ses copains. 500 balles par-ci, 50 par-là. Mais il est trop fier pour ça. Ses potes le savent et en profitent. Il punit les siens, au-delà des allers-retours imposés à la laverie. À la maison, l’été fut inhabituellement austère. Pour la première fois, la famille n’a pas honoré son rituel d’août, quand les Séquoias se vident. Tous les ans, après le coucher du soleil, le Petit Gars et ses parents investissent le toit caillouteux de la Tour. Sous leur bras, ils embarquent une radio-cassette, une bouteille d’eau et un paquet de glaces. Assis au milieu des paraboles, ils enquillent des cônes pistache, en toisant la cité de haut comme des cosmonautes. Et se laissent border par la voix de Sabah ou de Jacques Brel, en s’imaginant, eux aussi, partir un jour à la mer.

Séverine s’est réveillée de sa sieste sans faire de bruit. Elle aussi s’est déplacée sur la pointe des pieds (nus). Le Petit Gars, écouteurs en mousse sur les esgourdes, a senti la main maternelle se poser sur son épaule. A la chorégraphie des doigts, il savait que ça tournerait salement. La CPE a appelé à la maison. Dans sa bouche, tous les mots-clés propices à une belle branlée.

Retards - thon-catalane - camembert sur le pare-brise - exclusion envisageable.

La Toulousaine a tapé du poing sur la table en bois de la cuisine. Une pomme a fugué d’une assiette, avant de rebondir sur le carrelage. Séverine a shooté dedans et ouvert grand la bouche. Mais rien n’est sorti, pas même un son. Rien de rien. Alors, elle a continué à tabasser cette table, sans lâcher des yeux son Petit Gars. Boum, boum, boum. Il a tenté un baratin mal ficelé, où il serait victime d’une conspiration de la CPE. Boum, boum, boum. Le bruit était flippant - on aurait cru des géants en footing sur un parquet. Que cherchait-elle, au juste ? Elle était au bord des larmes. Terrifié, le Petit Gars a hurlé pour que ça cesse. Tout ça pour du Thon-Catalane ? Si Borni n’était pas rentré du boulot pile à ce moment, que se serait-il passé ?

Le Tunisois a reniflé la tension, mais il était trop excité pour s’en mêler. Il avait déjà commencé une vague danse du ventre et des épaules. Ses semelles mouillées ont manqué de le faire glisser. Mais il a continué et tiré de sa gabardine des billets de 500 et de 100. On va acheter une machine à laver, même deux. Il y avait au moins 5000 francs. Le maçon était extraordinairement trempé, comme si la pluie avait mis un contrat sur sa tête. Les gouttes avaient transpercé son manteau bleu-nuit, sa chemise jaune et son pantalon en velours marron. Il sentait le trottoir mouillé et puait la joie. On ne mangerait pas des baklawas ? Tiens, passe-moi le paquet fils. Séverine s’est levée en soufflant. Borni n’a pas cherché à la retenir. Il a grimacé, en se mordillant les lèvres.

À deux, on peut s’amuser aussi.

Le Petit Gars a raconté à son père pourquoi il tenait son pull dans la main. Accident de Thon-Catalane, Baba. Le Tunisois a pris la chose à cœur. Il a allumé la radio et enchaîné les questions. Tu as pris quelle marque ? Dans quel rayon ? Tu es vraiment sûr que ce n’est pas ton copain qui t’en a mis partout ? Puis, il a ouvert le tiroir, où sont stockées les conserves. Taquin, il a attrapé une boîte de thon-catalane et l’a jeté à son Petit Gars. Tiens, fais voir comment tu l’ouvres. Éclats de rire. Les Rollings Stones chantaient dans le poste aux enceintes flanquées d’un autocollant Vache-qui-Rit. Borni a fredonné n’importe comment et transformé un illustre rocker en félin de jungle.

J’l’aime bien, Mike Jaguar.

Séverine se tenait immobile devant la porte. Elle observait, comme un fantôme sur qui l’exorcisme n’avait pas fonctionné. Cette fois, sa bouche n’a pas craché du vent. Elle a pointé Borni du doigt. C’est trop tard pour la machine. Le matin, une vieille amie du Sud, de passage à Paris, lui a prêté des sous. Dans la foulée, elle a foncé à Conforama. Le sèche-linge sera livré dans une semaine. Le Tunisois s’est frotté le crâne, en oubliant ses doigts enduits de miel. Et il a fui en pèlerinage à la cave, la tignasse mouillée et sucrée. Il ne rentrera pas de la nuit. La Toulousaine, elle, a éclaté en sanglots, prostrée sur le carrelage en pyjama, les genoux à la hauteur des esgourdes. Le Petit Gars est resté figé, une pâtisserie dans la main, une autre dans la bouche. N’est-ce pas ce jour-là que sa famille a explosé ?

Un jour de flotte, et de baklawas.

Janvier 2023

Le Petit Gars a coupé le moteur devant un pré, où deux ânes semblent figés pour l’éternité. Son rétroviseur intérieur lui renvoie une bobine de savant fou et nul. Cheveux bordéliques, barbe gourmande qui menace les oreilles, chicots jaune-maïs. Depuis quand ne s’est-il pas brossé les dents, d’ailleurs ? Ses gencives ont un goût de sang et sa salive, une saveur de terre. Sans réfléchir, il a soufflé en l’air pour jauger son haleine. L’infection, putain. Il a explosé de rire, le front contre le volant. Un vrai rire de fou furieux, qui équivaut à une crise de larmes. En chemin, le Petit gars s’est assoupi trois fois sur une Nationale vide. Il a mollement lutté contre le sommeil, bercé par une pensée horriblement réconfortante : au pire, si son bolide fonce dans la décor, il rejoindra son père.

Aïda, la fille de Branislav, lui a donné rendez-vous à son cabinet. À 16 heures. Elle est orthophoniste à deux heures et un péage des Séquoias, dans une petite commune cernée par des fermes et une caserne militaire. Au téléphone, elle fut polie, mais fébrile. J’ai votre cuillère, oui. Si vous ne venez pas vite, je la jette. Il me gêne, cet objet. Quatre jours avant de filer aux cieux, le Tunisois est venu ici-même, pour lui parler de ses insomnies et de rêves. Il s’est pointé avec des roses et surtout, cette cuillère, emballée dans du papier aluminium comme un frite-merguez. Tu ne te souviens pas, mais j’étais le meilleur ami de Branislav. Aida a dégoupillé sec. Son père ? Il ne l’intéresse pas. Elle ignore même où se trouve sa tombe. Alors, elle a tenté de mettre le vieux Tunisois dehors, en le chopant par la manche. Échec. Parce que Harissa Potter arborait une mine de garnement fier de lui, elle a menacé d’appeler la police. Échec bis. Déterminé à rester, le Vieux s’est laissé glisser sur le sol de la salle d’attente. Une fois son dos contre le mur, il a ôté ses Adidas noires, qu’il adore, mais qui lui crament les orteils.

Madame, je reste trente minutes et je m’en vais. Vous n’avez pas le choix, je vous le jure.

Aïda est une jolie femme ronde, qui va vers la cinquantaine en rajeunissant. Ses grands yeux verts, ses joues pleines et ses longs cheveux noirs prennent tout l’espace dans son bureau, où trône une encyclopédie sur les dinosaures et deux autres, sur l’Empire romain. Le Petit Gars n’a pu réprimer une pensée gênante : elle lui plaît. Du coup, il a regretté son allure - les pellicules sur son sweat noir, sa doudoune trop serrée, son haleine de brebis. À la vérité, il avait imaginé un rencard supersonique. Bonjour, bonjour. Elle lui file la cuillère et au revoir. Mais il était loin du compte. Harissa Potter est venu jusque-là pour se confesser. « J’ai tué Branislav » lui a-t-il lâché en toisant ses chaussettes.

« Oui, j’ai tué ton père. »

Le Serbe est décédé quand Aïda avait douze ans et demi. Il ne lui a jamais manqué. Jamais. Ce n’était pas un père, mais une ombre, qu’elle appelait l’homme qui habite ici à l’école. Vingt-cinq ans après, elle ne se souvient pas d’une conversation avec lui. Ni d’un câlin ou d’un repas pris ensemble. Avec sa famille, le Serbe était mutique. Un mystère. Dehors, ce taureau trapu traînait pourtant une réputation de bon camarade, un peu soupe au lait, mais généreux et chambreur. Dedans, il se comportait comme un loup traumatisé. Il roupillait sur un matelas, dans le salon, au pied de la télé et se réveillait à l’aube, pour ne croiser personne. Avec Bojana, sa femme, ils s’ignoraient. Des considérations traditionnelles (et des promesses à leurs clans respectifs) les empêchaient de se séparer. Mais le Serbe a toujours été clair avec son épouse, sosie croate de Véronique Sanson : si ça la bottait, elle pouvait voir des hommes. Branislav se chargeait du loyer et des factures. Au début du mois, il laissait une épaisse liasse de billets pour les courses et les imprévus. Les rares fois où il s’ouvrait à Borni, ses mots relevaient de la psychanalyse.

J’aime ma fille et ma femme seulement lorsque je ne les vois pas. Quand je les vois, je les déteste.

C’est le Tunisois, son frère arabe, qui a annoncé sa mort à son épouse. Un épisode qui a toujours fait bégayer Borni. Devant sa porte, Bojana, en pyjama, a haussé les épaules. Ma fille et moi allons débuter une nouvelle vie. Quelle nouvelle vie ? Elle n’a jamais quitté sa barre HLM horizontale, sous laquelle elle a ouvert une de ces épiceries où l’on ne trouve jamais ce que l’on cherche. Il y a quinze ans, au début de sa vie de retraité, Harissa Potter est retourné là-bas. Pour voir si la famille de mon frère slave ne manque de rien ! Conneries ! Il voulait renifler un peu de l’odeur de son pote, qui lui manquait encore plus fort maintenant que sa carrière de maçon était finie. Borni n’a même pas franchi l’étape du digicode. Bojana a hurlé un Casse-toi ! franc et sincère. Ensuite, elle a sorti sa tête par la fenêtre pour s’assurer que le Tunisois avait saisi le message. Casse-toi ! Pour le persuader de déguerpir, la veuve a dressé ses deux majeurs, en tirant la langue comme une chipie.

Branislav et Borni sont devenus inséparables à l’été 1974. Grâce à une panne. Tous les deux vivaient dans un immonde immeuble au centre de Paris, où cafards et mouches avaient érigé une principauté. En pleine Coupe du monde, la télé du Tunisois, dingo de ballon, s’est éteinte. Fusibles cramés ou quelque chose du genre. Désespéré, il a tapé à la porte d’en face, d’où s’échappait la furie des commentateurs. Je peux rentrer regarder ? Je te paie, camarade. Le Serbe n’a pas osé refuser. Mais ils n’ont pas maté ce match. Un mot en amenant un autre, ils se sont découvert une passion commune pour Kirk Douglas. Les deux maçons ont passé la nuit ensemble, genre amants amicaux, à décortiquer des films. Ils ont graillé, picolé et même tapé le carton. Et remis ça les soirs suivants. Tous les deux roulaient les “R” à leur façon , charbonnaient dans le bâtiment, adoraient les beaux habits, les cabarets et Jean Gabin. Au bout de quelques mois, Borni a fait sa déclaration Branislav.

Tu ne veux pas venir travailler avec moi ?

Une place s’était libérée sur son chantier. A l’époque, le Serbe, qui ne quittait déjà pas son béret, était euphorique. Sa fiancée était à la maternité. Elle allait accoucher d’une fille. Aïda.

Branislav est mort le lundi 4 avril 1988, après la bouffe du midi. Harissa Potter et lui étaient perchés au 5e étage d’un immeuble en construction, dans un bout de banlieue coco. À l’époque, les deux maçons mettaient des sous à gauche. Un collègue vendait une petite maison, dans la Normandie des terres. Les travaux étaient costauds, mais le duo se voyait la retaper sans trop de mal et la partager. Y jouer aux cartes. Y pêcher dans l’étang d’à-côté. Y disparaître quelques jours, en prétextant à leurs familles un chantier lointain. Y installer une télé et un magnétoscope. À son Petit Gars, Borni a toujours raconté la mort de son frère slave comme une décision du destin. Le Serbe a fait tomber son trousseau de clés. Un mauvais réflexe pour le rattraper l’a projeté dans le vide, tête la première.

Il avait menti sur le déroulé.

En réalité, les deux copains avaient bu au déjeuner. Beaucoup trop, a-t-il précisé auprès d’Aïda, en mimant deux bonshommes costauds avec une bonne descente. Le Serbe était vanné. Un sale rhume, et les restes d’une fièvre sournoise. Il était arrivé au travail les guibolles chancelantes et le teint pâle. À la base, il avait décliné la gnole. Pas la force, ni l’envie. Mais le Tunisois a insisté, encore et encore : son Petit Gars, hospitalisé pour un souci de reins, était sorti des soins intensifs. Ça se fête, mon frère ! Branislav a cédé après un bisou sur la joue. Et ils se sont arrêtés pile aux portes de l’ivresse. Dix minutes plus tard, sur un échafaudage, Borni fut pris d’un vertige. Paniqué, il a tiré le bras de Branislav. Qui a sursauté comme s’il avait vu un démon et perdu l’équilibre. Le Tunisois se souvient du boucan, des cris et des sifflets. Des pompiers, qui ont constaté le décès illico. Et de la cuillère de son pote qui gisait à côté de la dépouille. Tout l’après-midi, il a répété au chef et aux camarades que le Serbe avait glissé tout seul. J’étais dans le déni, je ne pouvais pas avoir tué mon frère. Qui aurait douté de cette version ? Ces deux mecs étaient inséparables, au point d’acheter une maison ensemble, comme un couple sûr de son coup. Le soir du drame, le Tunisois est entré dans le commissariat face au chantier pour se balancer. J’ai tué mon ami. Un flic l’a pris en pitié, et lui a conseillé de revenir à jeun et après une nuit de sommeil. Jusqu’à l’aube, il a erré dans Paris. Avant de rentrer aux Séquoias, il s’est engouffré dans une épicerie, où il ruina le rayon alcool, en balançant des dizaines de bouteilles de vin par terre.

Après l’enterrement, Branislav s’est mis à hanter les nuits de Borni. Toujours le même cauchemar : le Serbe se relève de sa chute, époussète ses vêtements et glisse sa cuillère dans la poche intérieure de son manteau. À la maison, le Tunisois, qui ne bossait plus, passait ses journées en t-shirt sur le balcon, les jambes et les bras croisés. Le froid d’avril n’avait aucune prise sur lui : c’est comme si la tristesse lui avait greffé une fourrure. Il n’avait pas le courage de dire la vérité à Séverine. La peur des reproches : elle l’avait prévenu pour l’alcool. Son frère slave et lui picolaient trop. Plus les jours avançaient, et plus Borni s’enfonçait dans un de ces deuils mauvais, salis par un mensonge d’une tonne. Les insomnies, les clopes, les cafés froids, les repas sautés, les larmes retenues de force et la gamberge l’avaient colorié en caillou. Il était gris, des pieds à la tête.

Harissa Potter a remis le nez dehors quinze jours après l’accident. Sa femme était tout heureuse de le voir s’habiller et manier son peigne dans la chambre à coucher. Il lui a même souri, après deux semaines de grognements et de laisse-moi tout seul. De bon matin, il est descendu rôder dans les bois, à la sortie des Séquoias. Quand il est rentré, il a foncé dans les bras de Séverine et dans la chambre de son Petit Gars pour l’embrasser. Elle y voyait le début d’un recommencement. Une vie normale, qui reprend tout doux. Mais c’était pire que tout : Borni était revenu de cette promenade avec l’envie d’en finir. Cet après-midi-là, il s’était assoupi devant la télévision. Comme à chaque fois qu’il fermait les yeux plus d’un quart d’heure, Branislav lui est apparu. Mais cette fois, il parlait.

Essaie de mourir. Si tu n’y arrives pas, ne recommence plus.

Le lundi 25 avril 1988, Borni s’est levé de son tabouret aux aurores. Il avait passé la nuit accoudé à la fenêtre du salon. Pas de café, pas de cigarettes, pas de pensées à nœuds. Juste lui, le ciel, la forêt et les Séquoias silencieux. Avant les grands plans de rénovation, elle était la cité-dortoir par excellence. À partir de 19 heures, tout ralentissait. La fréquence des bus, des pas, des bruits. Les zonards ne squattaient pas les halls, et encore moins les bancs. Ils investissaient les caves, longues et larges, où des équipes se piquaient, quand d’autres dansaient la funk sous skunk. Harissa Potter se sentait léger, presque transparent. Comme s’il était déjà mort.

Aux premières lueurs du matin, il a pris un bain et caressé son chapelet. Puis il s’est fait un kif de notable : prendre un taxi jusqu’au boulot. Une heure de route, miches au chaud, pour rejoindre ce chantier où son pote a laissé sa peau. Il avait commencé à écrire un mot à Séverine, pour tout lui expliquer. Mais il a rapidement abandonné. Trop peureux, trop honteux, trop ailleurs. Il faut de la sensibilité, pour gratter une lettre d’adieu. Et lui ne ressentait plus rien. La culpabilité avait mis son cœur sous scellés. Harissa Potter a néanmoins laissé ses économies secrètes, celles qui devaient financer la maison normande. Derrière la télé, il a rempli deux cafetières italiennes de biftons. 30 000 francs. En sortant, il a reniflé le bonnet de son Petit Gars, en espérant recevoir une décharge d’amour. Walou.

Parce que cette journée avait un côté hors du temps, le chauffeur de la Berline était Tunisois aussi. Un type qui avait récemment réalisé son rêve : racheter la propriété de son oncle au pays, dans laquelle il pourrait élever des poules. Depuis l’enfance, il aimait leur allure, leur compagnie, leurs œufs, leurs cocoricos. Elles n’avaient aucun secret pour lui. Ça faisait plus de sept ans que Borni n’avait pas papoté dans sa langue natale, celle des quartiers excentrés de Tunis - les portes de la Province. Il y voyait un signe. Comme une boucle. Il a posé une question à ce chauffeur.

Quelle langue parle-t-on dans l’au-delà ?

Le taxi l’a déposé devant le bâtiment en construction. Deux chats ont détalé, effrayé par le bruit des portières. L’amoureux des poules est descendu avec Borni pour le prendre dans ses bras.

  • Tu sais où sont mes poules… Tu passeras me voir à Tunis ?
  • Je serais trop loin du pays, mon ami. Je rejoins mon frère serbe.

Borni a contourné le lieu où Branislav s’est rompu la nuque et brisé les os. Il a monté le bâtiment, déserté, à cause d’un vague problème administratif. Sur le sol, ses outils n’avaient pas bougé. Un marteau, une masse, des fils épais ou dénudés, des gants. L’échafaudage avait été démonté. Alors, il est allé sur le toit où des seaux sales avaient été abandonnés. Il a marmonné une prière, en s’assurant que la cuillère de son ami était dans sa poche intérieure. Après, tout est flou. Son cerveau s’est éteint, comme sa télé en 1974. Il a toisé le vide, envoyé son pied droit en apesanteur et senti un bras velu et épais passé autour de sa gorge. Un vrai serpent. Un ouvrier, qui avait paumé sa carte de séjour ici-même, a compris en une seconde le projet macabre du Tunisois. Il l’a plaqué contre le sol. L’a giflé très fort. L’a raccompagné en bas.

Ce n’est pas ton heure, mon ami. Rentre chez toi.

Harissa Potter jurerait avoir entendu la voix de son frère slave.

Mick Jaguar

Harissa, c’est fini. On vous prévient si on remet le couvert ?